Depuis des années, Charles Brindamour, chef de la direction d'Intact, sonne l'alarme au sujet des changements climatiques – et il espère que d’autres dirigeants répondront enfin à l’appel

Date 24 janvier 2020

« Les gens d'affaires doivent réfléchir de manière plus proactive aux répercussions des changements climatiques sur leur entreprise et aux occasions qui en découlent. Ce n’est pas qu’un mal », soutient le chef de la direction du plus important fournisseur d’assurance de dommages au Canada.

Par Trevor Cole

Cet article a été publié dans le ROB Magazine

Charles parle d’adaptation au climat dans le magazine Report on Business du Globe and Mail

Teaser: Charles Brindamour explique pourquoi les entreprises doivent accorder une plus grande place aux questions climatiques dans leurs stratégies.

 

Charles Brindamour sur la jetée Polson Pier, dans une zone inondable près de l’embouchure de la rivière Don, à Toronto. Des mesures de prévention d’inondations ont été prises en vue d’un important projet de réaménagement.Aaron Vincent Elkaim/The Globe and Mail

Quel est le message essentiel que vous essayez de transmettre au sujet des changements climatiques?

Nous devons agir. On doit agir pour atténuer les répercussions des activités humaines, mais surtout, pour nous protéger contre les conséquences des changements. Ces conséquences sont réelles et elles sont devant nous. Nous sommes aux premières loges.

Qui essayez-vous d’atteindre avant tout?

Les gens d'affaires doivent réfléchir de manière plus proactive aux répercussions des changements climatiques sur leur entreprise et aux occasions qui en découlent. Ce n’est pas qu’un mal; c’est une tendance déterminante du XXIe siècle, et nous devons nous prendre en main.

Avez-vous l’impression que les gens ne réagissent pas assez?

C’est l’impression que j’ai. Par exemple, si on sondait les compagnies d’assurances à l’échelle mondiale – et notre secteur d'activité est en première ligne – le tiers y verrait une question fondamentale pour leurs activités. Le tiers y verrait une question sociale importante qui serait classée sous la rubrique de la « responsabilité sociale ». L'autre tiers n’en ferait pas grand cas.

Donnez-moi un exemple de ce que vous aimeriez qu’ils fassent.

Je ne suis pas là pour faire la leçon aux autres dirigeants d’entreprise. Nous avons transformé notre propre entreprise et sommes en bonne posture actuellement. Je pense que le Canada en tant que société et les entreprises en général doivent intégrer les questions climatiques au cœur de leurs stratégies.

Qu’aimeriez-vous que les gouvernements fassent maintenant?

Jusqu’à maintenant, le débat a surtout porté sur la manière de diminuer notre empreinte, en termes d'émissions de gaz à effet de serre. Du point de vue de notre entreprise, les gouvernements doivent concentrer davantage sur la protection contre les conséquences. Et honnêtement, les gouvernements vont déjà en ce sens. On accorde beaucoup plus d’importance à l’adaptation qu’il y a sept ou huit ans, et c’est là une évolution importante. Lorsqu'on parle d'adaptation, on parle de mesures concrètes. Ça ne fait aucun doute dans l’esprit des gens.

Vous avez mentionné avoir transformé votre entreprise. De quelle façon?

Nous avons dû adapter nos produits aux risques devenus bien plus fréquents dans l’ensemble du pays, et revoir notre utilisation des données et notre tarification en fonction des risques—ce qui fait partie de nos compétences fondamentales. Nous avons dû revoir notre façon d'aider les gens à repartir du bon pied un sinistre. Puis nous avons massivement investi dans la prévention. Aujourd'hui, cinq ans après cette transformation, nous avons un produit durable et en pleine croissance et nous continuons d’investir. Nous avons fait de l’assurance habitation un produit durable et rentable.

Vous êtes-vous départi des garanties traditionnelles qu'on attend d'un assureur?

Nous avons plutôt élargi l'assurance. En gros, pour chaque dollar assuré, dans la société en général, il y a trois ou quatre dollars non assurés. Qu’est-ce que cela veut dire? C'est que bien des gens ne sont pas assurés. C'est que les produits d’assurance n’offrent pas nécessairement de protection contre les dangers les plus fréquents. Alors nous nous sommes dit que pour les trois dollars non assurés, il y avait peut-être matière à élargir la protection. Après l’inondation de Calgary en 2013 (1), nous nous sommes rendu compte que nos produits n’étaient pas adaptés à ce genre de choses. Nous avons donc élargi la protection des zones inondables en particulier. Cependant, nous avons aussi amélioré la tarification en fonction de ce risque tout en nous assurant, évidemment, que des capitaux ne seraient pas affectés aux zones inondées chaque année.

Bon, clarifions le tout. Une meilleure tarification en fonction de ce risque suppose une hausse des primes, non?

Premiums have gone up, yeah. Et comme nous avons conçu le produit pour qu’il soit personnalisable, les gens peuvent choisir le degré de protection contre l’eau qu’ils jugent approprié.

Et vous délaissez certaines zones que vous jugez trop risquées.

Les zones qui ont des problèmes d’aménagement, celles où les gens sont installés dans des plaines inondables, par exemple, qui sont inondées tous les trois à cinq ans… il nous est impossible d’y affecter des capitaux. La planification de l’utilisation du territoire est d’une importance cruciale dans ce nouveau contexte. Les normes du bâtiment ont aussi leur importance.

Vous avez dit que le Canada doit améliorer ses infrastructures. Quelle est votre analyse de la question?

Notre évaluation est basée sur nos propres données sur le climat et le coût des inondations dans différentes villes partout au pays. Et de notre point de vue, les infrastructures souterraines sont sous-financées depuis plusieurs dizaines d’années. (2) D’où nos démarches, auprès des gouvernements, pour défendre la grande importance de combler ce manque afin de maintenir l’assurabilité. Nous avons aussi souligné le fait que les infrastructures écologiques, notamment les marais et les milieux humides, sont des outils très efficaces pour réduire les dommages causés par les inondations. Nous disons donc aux gouvernements qu’il faudrait accorder la priorité aux infrastructures vertes et les considérer comme de grands projets d’investissement valides. Et on peut voir que de plus en plus de ces projets sont mis en œuvre. (3)

En novembre, une compagnie d’assurances californienne, Merced Property and Casualty, a dû déclarer faillite parce qu’elle ne pouvait pas payer les réclamations d’assurance issues du Camp Fire, le grand feu de forêt en Californie. Quelle est la probabilité que quelque chose du genre arrive ici?

Ici, nous avons un très bon organisme de réglementation prudentielle qui comprend les changements en cours dans le monde. Je pense que le système d’assurances multirisques au Canada est très fiable et solide. On parle d’un événement de 10 milliards de dollars; une grande partie de la ville a brûlé. Pour les acteurs régionaux, la concentration des risques assurés, dans un secteur où un tel événement se produit, devient un problème comme on ne l’aurait pas imaginé il y a 10 ans. Alors oui, il y a un risque. Mais encore aujourd’hui, les tremblements de terre représentent le plus grand danger pour le secteur de l’assurance.

Selon une étude récente, il suffirait d’un tremblement de terre majeur à Vancouver ou à Montréal pour provoquer l’effondrement du secteur des assurances au Canada. Et avec les changements climatiques, un désastre de cette envergure devient presque inévitable, non?

Non. L’étude que vous citez parle d’un désastre en Colombie-Britannique qui ne risque d’arriver qu’une fois tous les 500 ans. C’est un cas extrême.

Mais avec les changements climatiques, il semble que les tempêtes qui se produisaient tous les 500 ans peuvent arriver tous les 10 ans maintenant. Dans ce cas, un désastre énorme n’est-il pas plus probable?

Les grands désastres sont plus probables, ça ne fait aucun doute. Par exemple, la fréquence et la gravité des tempêtes de pluie ont quadruplé, voire quintuplé, au cours des 30 dernières années, selon les régions.

Cependant, je pense que le problème d’un tremblement de terre en Colombie-Britannique vient surtout du fait qu’une bonne partie des valeurs assurées se trouve sur la ligne de faille. Les catastrophes naturelles que l’on voit, comme les vagues de chaleur, les feux de forêt, les inondations ou la grêle, évoluent plus graduellement et leurs effets sont d’un autre ordre que ceux des tremblements de terre. Je ne veux pas associer ces derniers aux changements climatiques, parce qu’on pourrait dire que je sème l’épouvante, et je ne suis pas du tout le genre de personne qui le fait.

Mais convenez-vous qu’aujourd’hui, vous êtes exposés à de plus grands risques qu’auparavant?

En effet, nous sommes exposés à de plus grands risques qu’auparavant. Les risques que nous couvrons sont plus volatiles qu’avant. Mais vous savez, en tant que preneurs de risques, nous sommes à l’aise avec la volatilité. Nous y rattachons un prix, et nous avons organisé nos activités pour composer avec elle. Nous renforçons notre capacité de composer avec une plus grande volatilité dans la fréquence des réclamations. C’est notre métier, ça.

Diriez-vous que, d’une manière, votre travail est de tirer profit de la croissance des risques?

En tirer profit, non. Nous avons l’occasion de faire croître nos affaires, et nous avons la possibilité d’augmenter nos profits, c’est vrai. Il y a une possibilité de croissance parce que le bassin de risques grandit énormément, et que les risques sont au centre de nos activités. Si les changements climatiques représentent un pôle important des risques, il en va de même pour le cyber, et encore pour la responsabilité civile, un autre très grand pôle de risques.

Nous venons de faire l’acquisition d’une organisation appelée La Garantie, Compagnie d’Assurance de l’Amérique du Nord, et Frank Cowan Company. Une des divisions de La Garantie s’occupe des administrations municipales. Elle assure des villes partout au Canada. Voici une occasion d’affaires qui me semble directement liée à notre conversation : nous pouvons mettre notre expertise au service des villes au front des changements climatiques et de voir ce que nous pouvons faire pour éliminer une partie des risques auxquels elles sont exposées.

Pourriez-vous aussi encourager ou forcer le changement en augmentant leurs primes?

La tarification est un outil efficace pour changer les comportements, c’est vrai. Mais je pense qu’il ne s’agit pas seulement d’augmenter les primes, parce qu’il vient un point où l’abordabilité devient un problème. Nous croyons plutôt pouvoir influencer les comportements par la sophistication de la tarification.

Par exemple, un de nos produits en Ontario a plus de mille milliards de niveaux de prix pour ses différents éléments. C’est le résultat de nos analyses de données. Et en joignant cette tarification sophistiquée à des activités de prévention, on peut modifier les comportements.

Y aurait-il un risque inhérent aux défis issus des changements climatiques qui aurait échappé à l’attention des Canadiens, mais contre lequel vous vous préparez déjà?

Les changements constatés jusqu’à maintenant sont irréversibles, autant que nous sachions, et nous nous attendons à voir ces changements exacerbés au cours des 50 prochaines années. L’Ouest canadien deviendra 20 % plus sec en été. Quant au Centre et à l’Est du Canada, on s’attend à ce qu’ils deviennent 20 % plus humides en hiver. Nous reposons nos activités sur cette hypothèse depuis six ou sept ans. Et je pense que ces changements deviennent de plus en plus concrets aux yeux des gens. Toutefois, à mon avis, ce n’est pas tout le monde qui comprend que ces changements sont irréversibles. Beaucoup de travail nous attend, et ça n’ira pas en s’améliorant.

Quelles sont les chances qu’un nombre considérable de personnes ou d’entreprises canadiennes ne soient plus assurables au cours des 10 ou 20 prochaines années?

Je ne veux pas jouer aux prophètes de malheur. Je dis simplement qu’il faut s’adapter dès maintenant et que les entreprises qui veulent profiter des changements pour croître doivent commencer à y penser sans attendre. Mais je ne veux pas parler de non-assurabilité pour le moment.

D’accord. Mais disons que j’ai un chalet en bordure d’océan à l’Île-du-Prince-Édouard ou en Nouvelle-Écosse; quelles sont les chances que dans 10 ans, je ne puisse plus l’assurer ou que je n’en aie plus les moyens?

Difficile à dire. Le plus grand danger sur la côte, c’est celui des ondes de tempêtes. Les tempêtes seront redoutables et d’autant plus dommageables si les niveaux marins montent. D’où l’importance, je crois, de construire avec prévoyance, sans quoi il sera difficile de trouver du capital et de la protection. Mais les inondations ne sont pas seulement dans les régions côtières. L’inondation des villes est un problème partout. Pour que nous puissions continuer d’offrir les protections d’assurance à l’avenir, il faudra plus d’investissements dans les infrastructures.

Pourrions-nous conclure sur une note positive?

Il n’y a que du positif.

Vraiment?

Écoutez, voir des gouvernements accorder plus d’importance à l’adaptation partout au pays me pousse à l’optimisme. Je me réjouis de voir qu’une partie de la solution réside dans les infrastructures vertes. Et je pense que le Canada sera en très bonne position pour faire face aux changements climatiques au cours des prochaines décennies. Par contre, tout le monde doit mettre la main à la pâte, et je pense que les entreprises ne devraient pas considérer l’adaptation comme une contrainte, mais plutôt comme un pilier de leur stratégie.

 


Notes :

  1. Pour Intact Corporation financière, le coût direct de l’inondation à Calgary s’est élevé à 239 millions de dollars. Bien qu’Intact ait sa propre assurance qui couvrait une partie des pertes, le coût net assumé par l’entreprise a été d’environ 113 millions.
  2. Au mois de février, le Centre Intact d'adaptation au climat de l’Université de Waterloo publiera un rapport sur le niveau de préparation aux inondations de l’ensemble des provinces canadiennes.
  3. En 2016, le budget du gouvernement fédéral libéral prévoyait des dépenses de 5 milliards $ sur cinq ans pour des infrastructures vertes. Dans son programme en vue des élections de 2019, le parti promettait près de 27 milliards $ entre 2016 et 2028
  4. 16,5 milliards $ : c’est le coût de la pire catastrophe naturelle de 2018, le feu de forêt « Camp fire », l’incendie le plus destructeur et le plus meurtrier de l’histoire moderne de la Californie, qui a causé la mort de 86 personnes.

Trevor Cole est l’auteur primé de cinq livres, dont The Whisky King, une biographie du contrebandier d’alcool le plus du Canada.

Article traduit pour Intact.

Retour aux communiqués de presse